26/03/2022 Texte

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Sommet entre Israéliens, Américains et Arabes: Tout le monde est gagnant, surtout Israël

Israël-Palestine, conflit sans fin? Accord nucléaire iranien, onde de choc de la guerre en Ukraine, coopération militaire, Sahara : de nombreux sujets devraient être au menu du sommet «historique» prévu dimanche et lundi en Israël, avec le secrétaire d’Etat américain et quatre pays arabes, dont le Maroc.

C’est une nouvelle étape dans la normalisation des relations diplomatiques entre Israël et plusieurs pays arabes. Vendredi, l’Etat hébreu a annoncé la tenue en Israël, dimanche et lundi, d’un «sommet diplomatique historique» réunissant le ministre israélien des Affaires étrangères Yaïr Lapid, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken et leurs homologues des Emirats arabes unis, du Maroc, de Bahreïn et d’Egypte. Directeur de l’Observatoire des pays arabes, basé à Paris, le politologue Antoine Basbous décrypte le contexte et les enjeux de ce rendez-vous, qui se tiendra à Sde Boker, dans le sud d’Israël.

Comment comprendre la visée de cette rencontre, «historique» selon les Israéliens ?

Ce qui est surprenant, c’est qu’Israël joue désormais un rôle pivot dans la région en accueillant cette réunion qui ne se tient ni en Egypte, en bons termes avec tous les pays, ni à Abou Dhabi. Cela va forcément donner un certain crédit au Premier ministre Naftali Bennett. Antony Blinken, qui comptait se rendre à Abou Dhabi et à Riyad pour leur demander d’augmenter leur production de pétrole afin de remplacer le pétrole russe, va avoir l’occasion de le demander en Israël, en présence des partenaires d’Abou Dhabi. Cela va aussi permettre à tous ces pays d’expliquer aux Américains pourquoi il ne faut pas signer avec l’Iran et surtout, pourquoi il ne faut pas retirer les pasdaran [les puissants Gardiens de la révolution, ndlr] de la liste des sanctions américaines [Washington a annoncé dimanche matin que les sanctions seraient maintenues, ndlr]. Dans cette affaire, tout le monde est gagnant, et surtout Israël.

Pourquoi ?

Seuls, les Emiratis et les Bahreïnis n’ont pas énormément de poids en ce moment auprès de Washington. Mais quand ils sont en présence du ministre israélien ou marocain, ils sont plus audibles, notamment au sujet de l’Iran. Car c’est bien un axe régional qui se consolide par rapport à l’Iran, parce que les Américains ont fait défection. Ils avaient tellement envie de quitter la région qu’ils se sont piteusement retirés d’Afghanistan. Donc, tous ces pays se sont rapprochés en se disant : «Si les Américains ne sont plus là, il va falloir qu’on se serre les coudes pour les remplacer et pour contenir la menace iranienne.»

Les Israéliens se présenteraient, auprès des Arabes, comme protecteurs de substitution aux Américains?

Ils se présentent surtout comme un acteur crédible, avec beaucoup de moyens et de savoir-faire. Même si en réalité, ils n’arrivent pas à protéger leur frontière avec le Liban proche. Je me demande comment protéger les Emirats arabes unis, à 1 700 km de là. Mais ils ont une capacité de renseignement, de cybersécurité, de drones, et ils sont capables d’agir. Même si pour régler leurs comptes avec l’Iran, ils ont besoin des Etats-Unis. Il s’agit de s’engager dans une nouvelle ère en cas de nouveau conflit dans la région.

Il s’agit tout de même d’un rapprochement entre pays qui ont peur ?

Oui, c’est la peur qui les réunit. La peur de l’Iran et la peur de l’abandon américain. Leurs intérêts objectifs les poussent à s’entendre entre eux, à contenir la menace iranienne. Il faut souligner qu’aujourd’hui, la dissuasion a changé de camp dans la région. Elle était israélienne jusque-là. Elle est devenue iranienne. Les missiles iraniens encerclent Israël à travers ses proxys au Liban, à Gaza, au Yémen ou en Syrie alors qu’Israël est très loin de pouvoir encercler l’Iran. Il y a au moins 150 000 missiles et des milliers de drones au Liban, à Gaza, en Syrie ou en Irak. Les missiles du Yémen peuvent toucher le territoire israélien alors qu’Israël n’a pas le même dispositif aux portes de l’Iran.

Est-ce que la crainte d’un accord sur le nucléaire iranien, dont la signature semblait imminente avant le début de la guerre en Ukraine, a précipité ce rapprochement ?

C’est préventif, il s’agit de dire : «Nous sommes menacés. Nous sommes contre un accord qui va libérer l’Iran en supprimant les sanctions, faisant entrer des centaines de milliards qui sont bloqués à l’étranger. On va donner à l’Iran les moyens de son projet régional messianique et hégémonique.»

Mais les pays de cette nouvelle alliance ont-ils encore l’espoir de faire capoter cet accord négocié entre l’Iran, les Occidentaux, la Russie et la Chine ?

Il s’agit pour eux de restreindre la portée de l’accord. En cherchant, par exemple, à éviter d’ouvrir les vannes au pétrole iranien pour compenser le pétrole russe, ce qui aurait pour conséquence de faire chuter les prix. Les Américains veulent compter sur les Emiratis pour augmenter la production et convaincre l’Arabie Saoudite de faire la même chose.

Et donc, le sujet pétrolier sur fond de guerre en Ukraine est au cœur de cette réunion entre pays en bons termes avec la Russie, à l’exception bien sûr des Etats-Unis ?

Ce qui est sûr, c’est que les Emirats n’ont pas épousé le point de vue américain. Ils se sont abstenus lors du vote au Conseil de Sécurité de l’ONU. Ils ont reçu Bachar al-Assad la semaine dernière [la première visite du dirigeant syrien dans un pays arabe depuis 2011], au lendemain d’une visite de leur ministre des Affaires étrangères à Moscou. Là, Israël fait venir le ministre émirati pour rencontrer Blinken, alors que les Emirats ne voulaient pas le recevoir à Abou Dhabi. De ce fait, il y a forcément une dimension pro-russe. La guerre en Ukraine pèse sur cette réunion. Cela fait partie des ondes de choc.

Et le Maroc dans tout ça ? Leur présence s’explique-t-elle simplement parce qu’ils sont parmi les signataires des accords d’Abraham ? Ou y a-t-il également un enjeu autour du Sahara-Occidental et de l’Algérie ?

Le Maroc est là pour trois raisons. D’abord, son parrain dans les «accords d’Abraham», Abou Dhabi, y participe. La présence des Marocains donne plus de poids. Il y a un réchauffement, une coopération très intense entre le Maroc et Israël. Ensuite, le Maroc a intérêt à renforcer sa mainmise sur le Sahara. La reconnaissance par Trump de ce fait accompli a été un grand cadeau. Celle de l’Espagne également. Le Maroc a intérêt à participer à cet axe régional avec Israël et à se mettre en bons termes avec les Etats-Unis. Même si pour Rabat, le thème de l’Iran est plus lointain.

Quitte à aggraver les tensions avec l’Algérie…

Disons que les Marocains ont choisi leur camp : contre l’Algérie et pour le soutien et la coopération militaire avec Israël sur le Sahara. C’est une évidence. Mais en même temps, ils ne veulent pas provoquer les Russes, de peur que Wagner au Mali ne déborde chez eux, en soutien au Polisario.

Vis-à-vis de la Russie justement, tous ces pays veulent conserver une certaine neutralité ?

Ils observent une certaine prudence. Pourquoi se jeter dans les bras des Américains, qui ont quitté la région de la façon la plus humiliante qui soit et qui ne représentent plus une protection pour ces régimes ou pour la stabilité régionale ? La débandade observée lors du retrait d’Afghanistan a choqué ces pays qui imaginaient que les Américains étaient invincibles. Ils pensaient qu’ils étaient là pour l’éternité et qu’on pouvait compter sur eux. En réalité, rien du tout.

Ces pays n’ont-ils rien à reprocher aux Russes ?

Pour les Arabes, Poutine a jusque-là le rôle du «zaïm», le chef incontesté et incontestable qui s’impose par la force. Ils n’ont qu’à comparer entre un Barack Obama qui lâche Hosni Moubarak [alors président de l’Egypte] en lui indiquant la sortie et un Poutine qui envoie son armée pour sauver le soldat Assad. Ils ont besoin d’un protecteur qui n’a pas froid aux yeux, ne va pas leur donner des leçons de morale et qui sera là pour voler à leur secours.

D’autant que pour les pays pétroliers, les intérêts avec la Russie convergent…

Les Saoudiens comme les Emiratis n’ont aucun intérêt à compenser au pied levé la production russe, parce que quand le marché est assoiffé, les prix sont très élevés. Surtout, pourquoi feraient-ils ce cadeau à quelqu’un comme Joe Biden, qui les méprise, les marginalise, ne les reconnaît pas mais, quand il a besoin d’eux, court leur demander des efforts ? Pourquoi faire un cadeau non dû alors que leur intérêt, c’est d’avoir un donnant-donnant ? La hausse des prix du pétrole les intéresse beaucoup et ils n’ont pas besoin de rassurer le marché et de faire chuter les prix. Biden les sollicite sans contrepartie. N’oublions pas qu’il a imposé des restrictions à la coopération avec l’Arabie Saoudite à cause de la guerre au Yémen. Il ne leur donne pas ce dont ils ont besoin en matière de lutte contre les drones, de renseignement, de ravitaillement en vol…

Enfin, faut-il s’attendre à des réactions d’opposition parmi les populations arabes à cette réunion de dirigeants arabes en Israël ?

Les populations arabes, privées de leur liberté d’expression, sont préoccupées par leur pain, l’électricité, les médicaments qui leur manquent et ne voient plus autre chose. Même les Palestiniens sont tellement divisés entre amis de l’Iran ou de l’Egypte, et sans un Yasser Arafat pour donner la boussole, qu’ils ont du mal à se mobiliser. La cause palestinienne reste certes gravée dans la conscience arabe, mais en même temps, il n’y a plus de vecteur pour exprimer cela.

Libération

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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