07/02/2005 Texte

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Après l'enlèvement de la journaliste italienne Giuliana Sgrena Irak :

dompter la victoire chiite, prévenir l'éclatement

Vingt mois après la chute de Bagdad, une rare bonne nouvelle est tombée : l'organisation du premier scrutin réellement pluraliste de l'histoire de l'Irak a été couronnée de succès. Et ce, malgré le climat de terreur qui règne dans le pays. Pourtant, un bain de sang avait été promis par le Jordanien Abou Moussaab al-Zarqaoui qui s'est intronisé, avec l'accréditation de Ben Laden, comme «l'émir» d'al-Qaida en Irak. Le jihadisme-takfiriste (1) ne reconnaît pas les frontières «artificielles» au sein des «territoires de l'islam» et ne demande pas l'autorisation des autochtones pour engager la guerre sur leur sol. Il mène le combat d'al-Qaida sur le théâtre irakien avec l'intention de faire de ce pays «l'Afghanistan des Etats-Unis» et convertir les «hérétiques» chiites au «vrai» islam.

Al-Zarqaoui a réussi à prendre une partie de la communauté sunnite irakienne en otage avec la complicité de la plupart de ses religieux wahhabites et des fidèles de Saddam. Pour eux, les raisons de s'opposer à la démocratie rampante sont multiples. Jusqu'à quand la stratégie de Zarkaoui restera-t-elle confondue avec celle des religieux sunnites ? L'homme dispose d'une impressionnante quantité de kamikazes et d'un budget mensuel de 800 000 euros. Mais les limites de son exercice risquent d'être rapidement atteintes. Avec 19 kamikazes, son maître avait causé, le 11 Septembre 2001, trois mille morts et la destruction des orgueilleuses Twin Towers, à New York, et celle d'une aile du Pentagone, à Washington. Avec l'usage de 13 kamikazes, ce 30 janvier, Zarqaoui n'a causé que la mort d'une petite cinquantaine d'innocents Irakiens qui accomplissaient avec courage leur devoir électoral !

Quand les médias satellitaires arabes et les autorités religieuses du sunnisme vont-ils réagir pour dénoncer et combattre l'extrémisme ? Car désamorcer la doctrine de l'intolérance est un combat bien plus crucial que la répression des manifestations de la pensée extrémiste.

Nous avons connu, au cours de la précédente décennie, une situation similaire en Algérie quand le GIA avait pris en otage une partie de la société qui avait voté pour l'alternance au profit du FIS, avant qu'elle ne divorce avec lui en raison des massacres commis. Quand les Irakiens, leurs autorités religieuses, leurs intellectuels et/ou les forces de la coalition réussiront-ils à provoquer le divorce entre le terroriste Zarqaoui et une partie active de la communauté qui s'identifie à son combat ?

Une fois connus les résultats définitifs des élections, il va falloir dompter le succès annoncé des chiites de sorte à ne pas transformer la victoire, due à leur nombre, en une «alternance irréversible» – si telles étaient leurs intentions – qui ne remettrait plus jamais son pouvoir en jeu. Auquel cas, l'éclatement de l'Irak serait assuré. En effet, si les vainqueurs du scrutin tentaient d'instaurer une République islamique à Bagdad avec le concept khomeyniste de Wilayat al Faghih, en attribuant les pouvoirs civils et spirituels à un religieux, l'unité de l'Irak volerait aussitôt en éclats. La sagesse des seuls dirigeants chiites devrait être «encouragée» par l'arbitrage de Washington. Ce dernier n'a aucun intérêt à voir le chaos s'installer dans le pays, ni à voir une réplique du pouvoir mollarchique iranien s'installer à Bagdad. Il faut donner aux sunnites le sentiment qu'ils ne sont nullement exclus de la scène politique et qu'ils pourraient disposer dans l'Irak de demain d'une place importante et d'un droit de veto, à l'instar des Kurdes.

Jusque-là, les chiites d'Irak ont bénéficié d'une certaine convergence des politiques américaines et iraniennes. Désormais, les intérêts de ces deux acteurs divergent : chacun défendra la vision de «ses» chiites. La capacité de nuisance iranienne en Irak a été développée pour y occuper Washington et le détourner du dossier iranien. Téhéran a été classé en tête des pays «tyranniques» par Condoleezza Rice. A moins que le dossier du nucléaire ne finisse par rapprocher les deux Etats dans une relation stratégique qui se substituerait alors à l'alliance qui avait prévalu entre Washington et les saoudo-wahhabites de Riyad depuis le sommet du Qincy de 1945 et jusqu'aux attaques du 11 septembre 2001.

En tout état de cause, les élections irakiennes constituent un fait marquant à plus d'un titre. Elles ont montré qu'une hyperpuissance révolutionnaire a pu entraîner un processus de démocratisation – quoique balbutiant et fragile – par la force. Même si, comparées aux standards des élections dans les pays à tradition démocratique, celles d'Irak ne sont qu'une pâle copie. Toutefois, c'est un premier pas obtenu sous l'occupation – et grâce à elle.

En outre, ces élections représentent un précédent à méditer pour tant de pays arabes qui refusent le vrai multipartisme et n'acceptent que des scores à 99%. La démarche irakienne peut donner l'impression que la démocratisation du «grand Moyen-Orient» est en marche et que la force peut servir d'accélérateur à un processus qui a mis des siècles à mûrir en Occident. Mais au cas où la majorité numérique chiite exerce une hégémonie sans retenue à Bagdad, le «modèle démocratique» que l'Irak aurait dû incarner se transformerait alors en antimodèle à proscrire à tout prix. Dans les deux cas, l'émergence d'un pouvoir chiite à Bagdad provoquera, à n'en pas douter, le réveil des revendications de cette communauté dans les monarchies du Golfe, à commencer par celles des royaumes d'Arabie et de Bahreïn et donnera à Téhéran et Bagdad le loisir de pouvoir s'ingérer dans les politiques intérieures des pays voisins. L'incursion de l'Oncle Sam en pays d'islam continuera à provoquer des chambardements durables dont nous n'apercevons que les prémices.

(1) Le takfir est le fait qu'un musulman décrète qu'un autre musulman est un «kafer», un apostat, ce qui équivaut à une condamnation à mort automatique.

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OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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