05/09/2004 Texte

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Irak: otages français

Antoine Basbous (Politologue, Fondateur et Directeur de l’Observatoire des Pays Arabes) «Un groupe qui aurait agi sur commande»

Comment analysez-vous la prise en otages des journalistes français ?

L’Irak est dans un chaos rampant, indescriptible, qui s’aggrave. Ces journalistes, qui exerçaient leur métier, ont été pris, à mon avis, par des brigands qui les ont revendus ou auxquels on les auraient arrachés. Ainsi, ils ont atterri entre les mains de cette Armée islamique en Irak. Il s’agit probablement d’une faction très idéologique qui ne vit pas comme un poisson dans l’eau au sein du «triangle sunnite». Un groupe qui opérerait sur commande. Une commande qui serait passée par Al Qaîda, dans la mesure où la loi sur la laïcité à l’école a valu à la France une intervention d’El Zawahiri (en février dernier) et des menaces. Ce seraient alors des hommes idéologiquement rattachés à un acteur extérieur.

Quels sont les objectifs recherchés par cette prise d’otages ?

Si l’hypothèse d’un groupe lié à Al Qaîda se confirme, cela prouve que la France demeure au regard de l’idéologie qui l’anime un pays impie parce qu’Al Qaîda, adepte de la guerre des religions, divise le monde en fidèles et infidèles, croyants et impies. Dans cette perspective, la France, même si elle a soutenu depuis toujours la cause palestinienne et a continuellement été hostile à la guerre en Irak, reste une «puissance impie». De plus, des forces françaises sont déployées en Afghanistan. La France commande la force multinationale à Kaboul qui va superviser l’élection présidentielle. Elle n’a pas été épargnée, ni à Karachi avec les ingénieurs de la DCN ni par l’attaque du pétrolier Limburg au large du Yémen (en octobre 2002). Le juge Bruguières a récemment révélé que des attentats avaient été déjoués à Paris.

Vous accréditez l’hypothèse d’un groupe proche d’Al Qaîda ?

J’ai observé, il y a deux semaines, un début de divorce commençant à s’opérer entre, d’une part, la mouvance islamiste locale autochtone et, d’autre part, les branches de l’islamisme importé, les djihadistes internationaux, animés par le Jordanien Zerqaoui. Ce phénomène de divorce, je le compare au contexte algérien à l’époque où le GIA, à cause de ses massacres aveugles, avait été lâché par son environnement et qu’un divorce de facto avait remplacé la neutralité qui prévalait ou même l’aide que certains villageois pouvaient lui apporter. Au vu de l’analyse et des informations disponibles à l’heure actuelle, je ne vois pas d’autres acteurs, à moins d’envisager une seconde hypothèse : celle de la Syrie. Damas a instrumentalisé des groupes terroristes pour servir sa propre cause. Est-ce qu’elle a une emprise directe ou indirecte sur ce groupe opérant en Irak ? Est-ce qu’elle a commandité ou laissé faire ? Car les hommes d'Al Qaîda transitent souvent par la Syrie (600 km de frontières communes avec l’Irak), et cette dernière est, en ce moment, en très mauvais termes avec Paris. La Syrie s’apprête à faire modifier la Constitution libanaise pour reconduire le président Lahoud, en violation de cette Constitution. La France, avec d’autres pays, a adopté ce jeudi une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU pour demander à la Syrie de retirer son armée du Liban et de respecter la Constitution libanaise. Est-ce que la Syrie a fait ou laissé faire ? En tout cas, il semble que les contacts publics de la diplomatie française n’ont pas concerné la Syrie, Michel Barnier est depuis cinq jours dans la région, il est revenu deux fois à Amman, deux fois en Egypte mais n’a pas pris la route de Damas. La Syrie a beaucoup de connaissances dans ce triangle sunnite, elle a les moyens de savoir, et parfois d’agir. Est-ce qu’elle a mis ces moyens à la disposition de la France ? Cela reste un point d’interrogation.

Les réactions d’hostilité à la loi sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école qui se sont manifestées dans les pays musulmans ne sont-elles pas liées au fait que les pouvoirs publics français ont mal expliqué cette loi ?

Les autorités publiques françaises ont laissé traîner ce problème pendant 15 ans. Elles n’ont pas eu le courage de prendre une décision, ont laissé des tiraillements se produire et donné l’impression que tout était négociable, que la laïcité n’engageait que ceux qui y croient, que l’on pourrait forcer le pas et imposer le voile à la France. Il y a eu comme un ventre mou en France pour laisser accréditer ce genre d’hypothèses, et quand un débat traîne pendant 15 ans cela s’envenime comme une petite blessure mal soignée qui s’infecte. De ce fait, une incompréhension s’est installée et la loi sur les signes religieux ostensibles à l’école publique a été transformée et présentée comme une loi contre le voile islamique. Or, la France depuis plus de 200 ans avait tordu le cou à l’église catholique dont elle est la fille aînée, je ne vois pas pourquoi elle se coucherait aujourd’hui devant quelque mosquée que ce soit. La laïcité n’est pas appliquée contre l’Islam. La responsabilité des médias, en particulier El Djazira mérite d’être examinée. El Djazira a couvert l’actualité sur le foulard d’une façon professionnelle, mais lors des débats qui s’en sont suivi, El Qaradaoui a mené sur cette chaîne une campagne extrêmement virulente contre la loi sur la laïcité à l’école. Il a écrit à Jacques Chirac, il a décrété le 4 septembre «journée internationale pour le port du voile», il a réservé pour le 22 septembre une salle au Parlement européen pour s’exprimer sur ce sujet. Les musulmans en France, comme les ressortissants de toutes les autres religions, ont beaucoup plus de libertés, y compris religieuses, en France que dans leur pays d’origine. On n’a pas remarqué non plus le nombre d’intellectuels arabes qui se sont exprimés pour cette loi dans la presse arabe de Londres et d’ailleurs. Et à l’exception de Khadidja Benguena et de la télévision El Manar, je ne connais pas une seule présentatrice du Machrek ou du Maghreb qui porte son voile à l’antenne.

Comment vous expliquez l’unanimité dans le monde arabe et musulman contre la prise d’otages français et pour leur libération ?

La France a un crédit auprès du monde arabe, elle a depuis longtemps soutenu la cause palestinienne, elle s’est récemment opposée à la guerre en Irak, et l’opinion publique dans les pays arabes s’est souvent retrouvée plus proche de la diplomatie française que de ses propres gouvernements. La France aussi a mené une action de dramatisation multiforme, une action sincère et spectaculaire. Les oulémas irakiens l’on dit : dans cette bataille, il ne faut pas multiplier les ennemis. Il faut isoler l’Amérique, ne pas décevoir la France. De ce fait, s’attaquer à des ressortissants français, c’est ne pas reconnaître la justesse de la position française. Cette prise d’otages a eu pour résultat de souder la communauté musulmane de France autour de la République et de ses valeurs…Nous avons assisté pendant ces quelques jours à une accélération de la «francisation» de la communauté musulmane. Elle s’est révélée comme un acteur fondamental de cette crise. Toutes les instances dirigeantes ont joué leur rôle. Bien qu’opposées à la loi, elles ont fait la dissociation entre une loi qu’elles n’aiment pas et la prise d’otages effectuée pour faire reculer par le chantage et la menace la République. Il y a un engagement et un langage qui honorent la communauté musulmane de France et qui la rapprochent de la République, qui lui donnent le rôle d’un nouveau pilier du paysage politique français.

Vous pensez que le déclic va être durable ?

Il s’est passé quelque chose de très important cette semaine, qui va se décliner sur le long terme, c’est une adhésion accélérée des musulmans français à la France, ce sont des nationalistes, ils défendent leurs compatriotes, ils sont solidaires. C’est une occasion qui leur a été donnée en quelque sorte par les preneurs d’otages. J’espère que cette approche humaniste et morale de la violence politique déteindra sur d’autres communautés islamiques dans les pays arabes et à l’étranger pour échapper, par des prises de positions courageuses, aux fatwas des oulémas extrémistes.

Par Nadjia Bouzeghrane

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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