14/04/2004 Texte

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Le président des Etats-Unis face à l'«internationalisation» du chaos

Alors que George W. Bush tente de donner un second souffle à son projet pour la région

Le président des Etats-Unis, George W. Bush, devrait se départir de la sérénité qu'il affiche et trouver une alternative à la politique arrêtée par les plus dogmatiques de son administration. A défaut, il court à l'échec, fait avorter son projet de réformer les pays arabo-islamiques et dilapide les acquis engrangés par la libération de la tyrannie de 25 millions d'Irakiens. L'éviction de Saddam a introduit une nouvelle donne dans la région et poussé plusieurs régimes à modifier leur comportement. La Libye a renoncé à son programme d'ADM et dénoncé les proliférateurs pakistanais, l'Iran a signé une convention additionnelle relative à son programme nucléaire et accepté de le placer sous le contrôle de l'AIEA, le Soudan a emprunté la voie d'une pacification...

L'échec de la coalition expose l'Irak à des lendemains qui oscillent entre le chaos, la guerre civile et l'éclatement, entraînant avec lui une région très fragile et dont les fractures internes sont masquées – tel l'Irak sous Saddam – par la dictature des régimes. L'ancienne Mésopotamie est devenue l'épicentre d'un conflit qui oppose les forces de la coalition à des acteurs régionaux, dont les partisans de Ben Laden, l'Iran et la Syrie. La gestion de l'après-guerre, avec des effectifs parcimonieux – en dépit de la dissolution de l'armée irakienne –, a laissé les 4 000 km de frontière ouverts aux moudjahidins de toutes origines pour rentrer en Irak comme dans un moulin. Or, selon les normes de l'Otan, un pays comme l'Irak nécessite au moins 330 000 soldats pour le pacifier, et non 140.000 hommes.

L'implosion de l'Irak entraînera, à n'en pas douter, une guerre régionale dont le théâtre privilégié correspond à la géographie des gisements de pétrole dans une zone qui renferme les deux tiers des réserves mondiales. Ne nous trompons pas sur l'identité des insurgés ni sur leurs objectifs : il ne s'agit pas d'une mouvance nationaliste irakienne qui aspire à l'indépendance, mais de mouvements extrémistes et sectaires qui, aidés par le cumul des erreurs américaines, tentent de cristalliser les ressentiments des Irakiens contre la coalition.

La rébellion wahhabite de Faludja est en liaison avec l'émissaire de Ben Laden en Irak, Abou Messaab al-Zerqaoui. Les moudjahidins de l'internationale islamiste ont décrété «l'émirat islamique de Faludja». L'autre branche de cette mouvance sunnite, composée d'ex-militaires et de baasistes, est nostalgique de Saddam Hussein. La rébellion du pays chiite a été déclenchée par un jeune illuminé, au regard inquiétant, Moqtada al-Sadr, dont la seule légitimité est d'appartenir à une lignée d'ayatollahs et d'être le fils d'un religieux assassiné en 1999 par le régime de Saddam. Sa stratégie consiste à devancer la remise de l'essentiel du pouvoir aux chiites, la communauté la plus nombreuse, par le biais d'un processus pacifique de transfert, suivi d'élections législatives. Ce pouvoir allait échoir à des dignitaires qui pensent que la révolte chiite contre les Britanniques, en 1920, les a écartés du pouvoir jusqu'en 2003. Sadr a préféré agir avant le 30 juin pour «griller» la politesse à la classe politico-religieuse qui allait recevoir le pouvoir des mains de Paul Bremer. Il est entré en rivalité avec les grands ayatollahs, dont il avait fait assassiner l'un d'eux, Abdelmajid al-Khou'i, en avril 2003, pour l'écarter de son chemin. Sa milice s'est heurtée aux gardes de la Haouza de Nadjaf (Vatican chiite), aux ordres de l'ayatollah Ali Sistani, parce qu'il voulait l'évincer et empocher la dîme versée par les fidèles aux oeuvres de la Haouza.

Ceux qui voient dans la double opposition sunnite et chiite contre la coalition une expression d'unité nationale irakienne se trompent lourdement. Car il s'agit de mouvements sectaires qui se sont toujours renvoyés une haine réciproque. Sadr a expulsé les imams sunnites de leurs mosquées situées dans le sud de l'Irak et dans certains quartiers de Bagdad. Il a dédié ces mosquées au culte chiite et fait tirer sur les fidèles sunnites à l'issue des prières. Le projet politique de Sadr oscille entre celui de la République islamique d'Iran et l'application de la charia dans sa version des talibans afghans.

La composante wahhabite qui combat à Faludja considère, de son côté, que les chiites sont des mécréants, des infidèles qu'il faut convertir de force. A la veille du déclenchement de la guerre par Sadr, Zarqaoui revendiquait plus de 25 attentats majeurs dont celui qui a tué l'ayatollah Baqer al-Hakim, en août 2003. Pis, il a appelé les sunnites à éliminer les dirigeants chiites et à terroriser leurs fidèles. Ces deux intégristes qui se jettent à la figure de tels actes et fatwas ne peuvent s'entendre, ni construire ensemble un Irak stable, tolérant et prospère.

Pour comprendre ce qui peut advenir aux forces de la coalition, George W. Bush doit méditer le précédent du «labo- ratoire» libanais qui a vu mettre sur pied le Hezbollah, dès 1982, en tant qu'enfant légitime des services secrets iraniens et syriens, et qui va devenir une organisation redoutable que la milice de Sadr tente d'imiter aujourd'hui. Des cadres du Hezbollah ont été prépositionnés en Irak depuis l'été 2003. Rappelons que les mêmes commanditaires qui avaient forcé les unités multinationales à s'enfuir de Beyrouth après le double attentat contre le Drakkar et le QG américain (299 morts parmi les soldats français et américains, en octobre 1983) sont encore aux commandes de leurs régimes respectifs. Est-il si anodin de retrouver un officier de la garde révolutionnaire iranienne, Hassan Qommi, reprendre du service à Bagdad comme chargé d'affaires après avoir opéré à Beyrouth ? Notons aussi la similitude des méthodes entre hier et aujourd'hui : Sadr tente de marginaliser le «Vatican» modéré de Nadjaf par une série de faits accomplis, comme le Hezbollah avait doublé jadis le Haut Conseil chiite et son chef, feu Cheikh Chamseddine, à Beyrouth au début des années 80.

Les radicaux dépouillent ainsi les modérés de leur pouvoir en usant de la démagogie, de l'intimidation et de la violence. Les prises d'otages en Irak rappellent celles de Beyrouth. Elles sont censées faire basculer les opinions publiques. A l'époque, les diplomates «rachetaient» au prix fort leurs ressortissants auprès de Damas et, parfois, de Téhéran. Récemment, le premier réflexe du ministre japonais des Affaires étrangères a été de solliciter son homologue syrien. Les kamikazes vont sans doute se multiplier : ne soyons pas surpris d'une éventuelle rivalité entre les hommes de Zarqaoui et la milice de Sadr pour envoyer leurs moudjahidins au suicide, «la meilleure porte du Paradis», afin d'entraîner les soldats de la coalition dans un «enfer éternel». Les trêves vont jalonner l'épisode irakien. Elles permettent de gagner du temps pour mieux se préparer, de faire basculer les opinions publiques, d'instrumentaliser les médias en exposant les victimes civiles, en annonçant des pénuries de vivres et de médicaments...

Deux nouveautés caractérisent pourtant le conflit irakien : l'apparition des chaînes satellitaires arabes, dont al-Jezira qui a repris sa campagne militante là où l'effondrement du régime de Saddam l'avait brutalement interrompue en avril 2003. Par son parti pris, cette chaîne devient une formidable machine de guerre et de mobilisation de l'opinion. Elle assume sans complexe ses choix éditoriaux très radicaux en envoyant sur le front des journalistes connus pour leurs engagements islamiques. L'autre nouveauté est que l'Amérique de l'après-11 septembre n'est plus la même que celle qui est sortie traumatisée du Vietnam.

Le choix du moment de l'offensive de la milice chiite n'est pas fortuit. Il est intervenu avant le transfert du pouvoir et à un moment où Bush est «ligoté» par sa campagne présidentielle pour pouvoir réagir contre les commanditaires régionaux de la rébellion. Car Damas et Téhéran, soumis à des pressions de Washington, ont inversé la vapeur pour occuper les forces américaines en Irak et stopper leurs menaces contre le régime du Baas en Syrie, frappé de sanctions par le Congrès américain, et celui des mollahs en Iran, accusé de vouloir se soustraire aux inspections de ses sites nucléaires. L'ancien président iranien Rafsandjani a incité Washington à tirer les enseignements de son aventure irakienne pour ne plus s'attaquer à d'autres pays.

L'offensive comporte un autre front, celui engagé par Ben Laden contre les alliés de Washington coupables de déployer des forces en Afghanistan et en Irak, et dont les attentats de Madrid sont l'illustration. Le fait qu'ils ont inversé le résultat des urnes en faisant élire un parti favorable au retrait de l'armée espagnole d'Irak va encourager al-Qaida à frapper d'autres capitales occidentales. Et ce afin d'isoler Washington et de faire de l'Irak «l'Afghanistan des Etats-Unis» et le «cimetière de l'empire américain». La milice de Sadr prend le relais des attaques contre les forces de la coalition déployées dans le sud de l'Irak et poursuit le même objectif.

La coalition encourt un autre risque majeur : la poursuite du démantèlement des premières unités de la jeune police qui ont partiellement rejoint, de gré ou de force, la milice de Sadr et la neutralisation de l'armée naissante, ainsi que l'éventuelle débandade du conseil intérimaire et du gouvernement. Dans cette hypothèse, les militaires de la coalition se retrouveraient alors seuls, privés de toute structure autochtone sur laquelle s'appuyer et à laquelle elle pourra remettre, un jour, le pouvoir.

La politique irakienne de Bush ne doit pas devenir prisonnière de son agenda électoral. Car la dynamique infernale qui s'enclenche risque de se révéler irréversible. Un succès militaire de la coalition, arraché à un prix exorbitant, sera synonyme d'échec politique. Et il ne faut pas oublier l'objet de la mission de la coalition : reconstruire ce pays traumatisé, le stabiliser, y créer un Etat de droit et s'en retirer. Eu égard à la menace que représente la plaie irakienne pour la sécurité internationale, il serait temps que Bush révise ses plans, implique l'ONU, fasse appel à des alliés, telle la France, qui peuvent apporter une nouvelle approche de sortie de crise, afin de faire l'économie d'un embrasement du Moyen-Orient.

Antoine Basbous est Fondateur et directeur de l'Observatoire des pays arabes. Coauteur d'un ouvrage collectif : Irak, an1, un autre regard sur un monde en guerre, sous la direction de Pierre Rigoulot et de Michel Taubmann, Ed. du Rocher.

© Le Figaro, 2004. Droits de reproduction et de diffusion réservés.

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